Taille texte


Espace lettres


Espace mots


Espace lignes

Frédéric-Louis Sauser, alias Blaise Cendrars, est un auteur français d’origine suisse né en 1887. Dès le début de la Première guerre mondiale, il s’engage comme volontaire étranger dans l’armée française. Gravement blessé en 1915, il est amputé du bras droit. Il est naturalisé français en 1916. « J’ai saigné » est une nouvelle issue du recueil autobiographique La Vie dangereuse publié en 1938. Cette nouvelle évoque la période de convalescence de l’auteur après sa mutilation au combat.

L’extrait se situe dans le chapitre I, quelques paragraphes après l’incipit, le lendemain de l’opération du narrateur qui a été amputé du bras droit après avoir été blessé au front. Il attend avec d’autres blessés d’être rapatrié à l’arrière.


Une courte présentation de Blaise Cendrars et de son œuvre dans l’émission « La petite librairie » : https://www.youtube.com/watch?v=SLuJ6b9BA4I
Un entretien de 1950 entre un journaliste et Blaise Cendrars : https://www.youtube.com/watch?v=ymWYmv4P2_A

Ce n’étaient partout que fuites, cris, hurlements, gémissements, plaintes, et mon bras coupé me faisait si mal que je me mordais la langue pour ne pas gueuler, et de temps en temps de longs frissons me secouaient car j’avais froid, sous la pluie, ainsi, tout nu, allongé sur mon étroit brancard, immobile, ankylosé, ne pouvant faire un mouvement, gêné que j’étais, comme une accouchée par son nouveau-né, par l’énorme pansement, gros comme un poupon, qui se serrait contre mon flanc, cette chose étrangère que je ne pouvais déplacer, sans remuer un univers de douleurs, ni prendre dans ma main valide sans voir ce gros tampon blanc s’imbiber de rouge, ressentir une brûlure atroce et me rendre compte que ma vie m’échappait, s’en allait, goutte à goutte, sans que je ne puisse rien pour la retenir car on ne peut arrêter son cœur, et mon cœur, qui battait régulièrement, à chaque coup envoyait une refoulée de sang que je sentais, comme si je l’avais vue, gicler par le bout de mon bras coupé, - et ces pulsations, moralement et physiquement insupportables, me permettaient de compter le temps qui seul dans la mêlée furieuse de cette nuit horrible, dont j’enregistrais tous les détails, s’écoulait inexorablement, ce qui est dans sa véritable nature de secondes, de fractions de seconde, d’éternité.

Blaise Cendrars
« J’ai saigné », in La Vie dangereuseChapitre I : Sœur Philomène 
1938