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Née le 10 août 1913 à Paris, Charlotte Delbo, après des études de philosophie et une expérience de journaliste, devient l’assistante personnelle de Louis Jouvet, comédien et metteur en scène très célèbre de l’époque. En 1941, elle s’engage dans la Résistance aux côtés de son mari Georges. Ils sont tous deux arrêtés en mars 1942 : Georges est fusillé au Mont-Valérien et Charlotte déportée en août au camp d’Auschwitz en Pologne. Elle est libérée en 1945. Entre 1946 et 1982, elle écrit de nombreux ouvrages sur ce qu’elle a vécu, tous différents par leur point de vue et leur forme (essais, romans, pièces de théâtre). Charlotte Delbo meurt d’un cancer en 1985.

Ceux qui avaient choisi est une des premières pièces de théâtre de Charlotte Delbo, écrite en 1967, mais restée inédite jusqu’à sa parution posthume en 2011. La pièce se divise en deux actes, eux-mêmes organisés en tableaux. Vingt ans après sa déportation, Françoise, une rescapée des camps de concentration, rencontre à une terrasse de café un universitaire allemand qui a servi comme officier sous le régime nazi. Un dialogue s’engage et les souvenirs remontent à la surface. Le deuxième tableau du premier acte est un retour dans le passé : Françoise se remémore le dernier tête-à-tête avec son mari Paul détenu à la Prison de Santé après son arrestation pour acte de résistance.


Un reportage-hommage à Charlotte Delbo, à l’occasion d’une journée de lectures de ses textes : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i13044013/hommage-a-charlotte-delbo
Podcast d’un reportage à l’occasion de la commémoration des 20 ans de la libération des camps de concentration. À 3’05, Charlotte Delbo est interrogée sur ses souvenirs. https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/audio/p13044570/commemoration-du-souvenir


FRANCOISE : - Paul, mon amour. (Elle embrasse à son tour les mains de Paul.)
Françoise suit le garde qui la remet aux soldats.
La cellule disparaît dans l’obscurité.
Bruit de bottes dans les couloirs et récit de Françoise.
Les soldats m’ont reconduite dans ma cellule à travers tous ces longs corridors à peine éclairés. Je marchais entre eux deux et je savais que je me tenais très droite. Puis j’ai senti ma poitrine se déchirer. Il ne m’avait pas appelée : « Fillette ». Le matin, il me disait : « Bonjour, fillette. » J’ai voulu retourner sur mes pas, courir, m’élancer vers lui, lui dire : « Dis-moi ‘‘Fillette’’ une fois encore, comme tu disais. » J’ai bousculé les soldats, ils m’ont retenue violemment. Je suis tombée sur le dallage et il me semble que je suis restée un long moment ainsi, couchée sans connaissance sur ce dallage. Quand je suis revenue à moi, j’ai vu les soldats debout au-dessus de moi, qui attendaient. Où étais-je ? Que faisaient ces soldats penchés sur moi ? Il m’a fallu une minute pour me souvenir et là j’ai cru que mon cœur éclatait. Ils m’ont aidée à me relever, j’ai écarté leurs mains en secouant les épaules. J’ai eu honte d’avoir été faible devant eux. Et j’ai recommencé à compter le temps qu’il restait à Paul au rythme des battements de son cœur qui battait dans ma poitrine avec le mien.

Charlotte Delbo
Ceux qui avaient choisi, Fin de l’acte I, deuxième tableau. 
2011