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Marguerite Yourcenar (dont le nom est presque une anagramme de Crayencour, son véritable patronyme) est une femme de lettres française. Née en 1903 dans une famille de la grande bourgeoisie, elle est élevée par son père et sa grand-mère, sa mère étant morte quelques jours après sa naissance. Au début de la Seconde Guerre mondiale, elle s’exile aux États-Unis où elle vivra jusqu’à sa mort. Autrice de poèmes et de romans, elle connaît un succès mondial avec Mémoires d’Hadrien, publié en 1951, mémoires fictives de l’empereur romain Hadrien. Elle publie ses propres mémoires sous la forme d’une trilogie intitulée Le Labyrinthe du monde. Souvenirs pieux en est le premier tome. Première femme élue à l’Académie française, en 1980, elle meurt en 1987.

Cet extrait fait partie de l’incipit de l’ouvrage, et suit le premier paragraphe dans lequel l’autrice commence en donnant les détails de sa naissance (date, lieu, présentation des parents).


Une interview de Marguerite Yourcenar par Bernard Pivot pour l’émission Apostrophes du 7 décembre 1979 à propos de ses deux œuvres autobiographiques Souvenirs pieux et Archives du Nord. https://www.yourcenariana.org/content/le-labyrinthe-du-monde

Que cet enfant soit moi, je n’en puis douter sans douter de tout. Néanmoins, pour triompher en partie du sentiment d’irréalité que me donne cette identification, je suis forcée, tout comme je le serais pour un personnage historique que j’aurais tenté de recréer, de m’accrocher à des bribes de souvenirs reçus de seconde ou de dixième main, à des informations tirées de bouts de lettres ou de feuillets de calepins qu’on a négligé de jeter au panier, et que notre avidité de savoir pressure au-delà de ce qu’ils peuvent donner, ou d’aller compulser dans des mairies ou chez des notaires des pièces authentiques dont le jargon administratif et légal élimine tout contenu humain. Je n’ignore pas que tout cela est faux ou vague comme tout ce qui a été réinterprété par la mémoire de trop d’individus différents, plat comme ce qu’on écrit sur la ligne pointillée d’une demande de passeport, niais comme les anecdotes qu’on se transmet en famille, rongé par ce qui entretemps s’est amassé en nous comme une pierre par le lichen ou du métal par la rouille. Ces bribes de faits crus connus sont cependant entre cet enfant et moi la seule passerelle viable ; ils sont aussi la seule bouée qui nous soutient tous deux sur la mer du temps. C’est avec curiosité que je me mets ici à les rejointoyer pour voir ce que va donner leur assemblage : l’image d’une personne et de quelques autres, d’un milieu, d’un site, ou, çà et là, une échappée momentanée sur ce qui est sans nom et sans forme.

Marguerite Yourcenar
Souvenirs pieux, Première partie « L’accouchement », chapitre 1
1974