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Née le 10 août 1913 à Paris, Charlotte Delbo, après des études de philosophie et une expérience de journaliste, devient l’assistante personnelle de Louis Jouvet, comédien et metteur en scène très célèbre de l’époque. En 1941, elle s’engage dans la Résistance aux côtés de son mari. Elle est arrêtée en mars 1942 puis déportée en août au camp d’Auschwitz en Pologne. Ce convoi est particulier car les femmes sont toutes des déportées politiques. Charlotte Delbo est tout d’abord assignée aux tâches les plus difficiles (assèchement des marais, démolition). Transférée au camp agricole de Raïko, au quotidien moins difficile, elle est libérée en 1945. Dès son retour, elle écrit Aucun de nous ne reviendra qui ne sera publié que vingt ans plus tard, en 1965, et qui est le premier tome de la trilogie Auschwitz et après qui relate son expérience. Charlotte Delbo meurt d’un cancer en 1985.

Cet extrait est l’excipit de l’œuvre. Aucun de nous ne reviendra n’est pas un récit chronologique mais plutôt une suite de souvenirs épars, de scènes vécues par l’autrice. Elle décrit les conditions de vie inhumaines auxquelles ses camarades déportées et elles sont soumises. Cet extrait est le dernier souvenir évoqué dans l’œuvre.


Un reportage diffusé dans le journal télévisé de France 3 Caen du 2 janvier 1995 dans lequel sont lus par des comédiennes des extraits de l’œuvre de Charlotte Delbo. https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cnc9501058687/charlotte-delbo-temoignage-sur-le-convoi-du-24-janvier-1943-vers
Un podcast de Radio France par la journaliste Florence Montreynaud qui présente deux œuvres de Charlotte Delbo à l’occasion de la journée annuelle des déportés. https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/audio/00137267/les-femmes-deportees
Un podcast de France Culture (58 minutes) dans la série « 1945 : 75 ans après » consacré à la vie et à l’œuvre de Charlotte Delbo. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/toute-une-vie-40-figures-de-la-culture/charlotte-delbo-1913-1985-8706143

Toutes les paroles sont depuis longtemps flétries
Tous les mots sont depuis longtemps décolorés
Graminée – ombelle – source – une grappe de lilas – l’ondée – toutes les images sont depuis longtemps livides.
Pourquoi ai-je gardé la mémoire ? Je ne puis retrouver le goût de ma salive dans ma bouche au printemps – le goût d’une tige d’herbe qu’on suce. Je ne puis retrouver l’odeur des cheveux où joue le vent, sa main rassurante et sa douceur.
Ma mémoire est plus exsangue qu’une feuille d’automne
Ma mémoire a oublié la rosée
Ma mémoire a perdu sa sève. Ma mémoire a perdu tout son sang.
C’est alors que le cœur doit s’arrêter – s’arrêter de battre – de battre.
C’est pour cela que je ne peux pas m’approcher de celle-ci qui appelle. Ma voisine. Appelle-t-elle ? Pourquoi appelle-t-elle ? Elle a eu tout d’un coup la mort sur son visage, la mort violette aux ailes du nez, la mort au fond des orbites, la mort dans ses doigts qui se tordent et se nouent comme des brindilles que mord la flamme, et elle dit dans une langue inconnue des paroles que je n’entends pas.
Les barbelés sont très blancs sur le ciel bleu.
M’appelait-elle ? Elle est immobile maintenant, la tête retombée dans la poussière souillée.
Loin au-delà des barbelés, le printemps chante.
Ses yeux se sont vidés
Et nous avons perdu la mémoire.

Aucun de nous ne reviendra.

Aucun de nous n’aurait dû revenir.

Charlotte Delbo
Aucun de nous ne reviendra in « Le Printemps », excipit de l’œuvre.  
1965