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Né en 1913, Albert Camus est à la fois un écrivain, un dramaturge, un essayiste, un journaliste et un philosophe français. Il est notamment connu pour ses idées humanistes fondées sur la prise de conscience de l’absurdité de la condition humaine et l’engagement de son œuvre. Ses romans les plus célèbres sont L’Étranger, publié en 1942, et La Peste, en 1947. Engagé dans la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale, Camus lutte contre les idéologies. Auteur de romans, pièces de théâtre, articles, nouvelles, poèmes et essais, il obtient le prix Nobel de littérature en 1957. Il meurt à 53 ans dans un accident de voiture.

Cet extrait est extrait de l’acte II de la pièce de théâtre en cinq actes Les Justes, représentée pour la première fois en décembre 1949. À Moscou, en 1905, un groupe de socialistes révolutionnaires projette d’assassiner le grand-duc, qui gouverne la ville en despote. À l’acte I, dans un appartement, Annenkov, Stepan, Dora, Voinov et Kaliayev décident que c’est ce dernier, jeune terroriste, qui lancera la première bombe, suivi de Voinov. À l’acte II, Dora et Annenkov regardent l’événement depuis l’appartement. Après quelque temps, Kaliayev revient.


Une présentation de la pièce et un extrait de la mise en scène de Pierre Franck en 1965 au Théâtre de l’Oeuvre. https://fresques.ina.fr/en-scenes/fiche-media/Scenes00202/les-justes-de-camus.html
Présentation de l’adaptation de la pièce par Abd Al Malik en 2019 au théâtre du Châtelet. https://www.francetvinfo.fr/culture/spectacles/theatre/les-justes-dalbert-camus-en-version-tragedie-musicale-orchestree-par-abd-al-malik_3645915.html


ANNENKOV Alors ?

STEPAN Il y avait des enfants dans la calèche du grand-duc.

ANNENKOV Des enfants ?

STEPAN Oui. Le neveu et la nièce du grand-duc.

ANNENKOV Le grand-duc devait être seul, selon Orlov.

STEPAN Il y avait aussi la grande-duchesse. Cela faisait trop de monde, je suppose, pour notre poète. Par bonheur, les mouchards n’ont rien vu.
Annenkov parle à voix basse à Stepan. Tous regardent Kaliayev qui lève les yeux vers Stepan.

KALIAYEV , égaré. Je ne pouvais pas prévoir… Des enfants, des enfants surtout. As-tu regardé des enfants ? Ce regard grave qu’ils ont parfois… Je n’ai jamais pu soutenir ce regard… Une seconde auparavant, pourtant, dans l’ombre, au coin de la petite place, j’étais heureux. Quand les lanternes de la calèche ont commencé à briller au loin, mon cœur s’est mis à battre de joie, je te le jure. Il battait de plus en plus fort à mesure que le roulement de la calèche grandissait. Il faisait tant de bruit en moi. J’avais envie de bondir. Je crois que je riais. Et je disais « oui, oui »… Tu comprends ?
Il quitte Stepan du regard et reprend son attitude affaissée.
J’ai couru vers elle. C’est à ce moment que je les ai vus. Ils ne riaient pas, eux. Ils se tenaient tout droits et regardaient dans le vide. Comme ils avaient l’air triste ! Perdus dans leurs habits de parade, les mains sur les cuisses, le buste raide de chaque côté de la portière ! Je n’ai pas vu la grande-duchesse. Je n’ai vu qu’eux. S’ils m’avaient regardé, je crois que j’aurais lancé la bombe. Pour éteindre au moins ce regard triste. Mais ils regardaient toujours devant eux.
Il lève les yeux vers les autres. Silence. Plus bas encore.
Alors, je ne sais pas ce qui s’est passé. Mon bras est devenu faible. Mes jambes tremblaient. Une seconde après, il était trop tard. ( Silence. Il regarde à terre. )

Albert Camus
Les Justes , Acte deuxième 
1949